L’ASTED est heureuse de vous présenter la cinquième capsule de la série historique sur les milieux documentaires au Québec. Permettez-nous de vous présenter à nouveau Monsieur François Séguin, qui a inauguré cette série avec une capsule sur la bibliothèque de Maisonneuve, dont il fut responsable pendant 25 ans. Il traite, ici encore, d’un sujet abordé dans son livre : D’obscurantisme et de lumières : La bibliothèque publique au Québec, des origines au 21e siècle (Hurtubise, 2016) [Page du livre sur le site de l’éditeur].

LA PREMIÈRE BIBLIOTHÈQUE PUBLIQUE ET GRATUITE EN MILIEU RURAL AU QUÉBEC : LA BIBLIOTHÈQUE COMMÉMORATIVE PETTES DE KNOWLTON

La première bibliothèque publique et gratuite au Québec, la Bibliothèque gratuite de l’Institut Fraser (Fraser Institute), ouvrit ses portes à Montréal en 1885. Dans la foulée, trois autres bibliothèques de même nature virent le jour dans les Cantons-de-l’Est : le Library and Art Union (1886), à Sherbrooke, la Bibliothèque commémorative Pettes (Pettes Memorial Library) (1894), à Knowlton [1], et la Bibliothèque gratuite Haskell (Haskell Free Library) (1905), à Stanstead.

Ces quatre institutions ont en commun d’avoir été fondées grâce à la philanthropie anglophone : pour l’Institut Fraser, celle de la grande bourgeoisie canadienne concentrée à Montréal à la fin du XIXe siècle ; pour les trois autres, celle de la bourgeoisie des Cantons-de-l’Est, en partenariat avec des marchands locaux. D’ailleurs, eu égard à l’opposition résolue du clergé, il eût été virtuellement impensable que le gouvernement osât stimuler de ses deniers l’implantation de bibliothèques publiques, gratuites et non confessionnelles. De surcroît, en vertu d’un non-interventionnisme qui seyait bien au capitalisme industriel en plein essor, les milieux d’affaires anglophones — les pourvoyeurs de l’aide philanthropique — étaient eux-mêmes généralement assez tièdes à l’idée que l’État finance des missions éducatives. L’initiative privée constituait donc le passage obligé vers la création de bibliothèques publiques gratuites.

Néanmoins, nonobstant la propriété et le contrôle privés de ces quatre bibliothèques, bon nombre de citoyens purent profiter gratuitement de leurs services, sans égard, du moins en principe, à leur religion, à leur langue, à leur origine ethnique et à leur condition socio-économique.

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Le village de Knowlton — en 1971, Knowlton et six autres villages fusionnèrent pour créer la Ville de Lac-Brome —, sis au coeur des Cantons-de-l’Est, fut fondé en 1802 par des loyalistes qui, attachés à la Couronne britannique, avaient quitté la Nouvelle-Angleterre après la Guerre d’indépendance américaine (1775-1783). L’appellation Knowlton (1888) évoque le lieutenant-colonel Paul Holland Knowlton qui s’y était établi en 1834.

Nathaniel Pettes, le descendant d’une famille loyaliste du Massachusetts dont les propriétés avaient été confisquées pour s’être rangé du côté des Britanniques durant la Révolution américaine, connut une carrière bien meublée : propriétaire d’un magasin général à Knowlton, spéculateur foncier et immobilier, directeur de la South Eastern Railway Co. et de la Canadian Central Railway, conseiller municipal, commissaire d’école, préfet de comté, député fédéral fédéral du comté de Brome (1874-1878), etc. Il légua à sa veuve, Narcissa Farrand Pettes — d’ascendance huguenote (protestante) —, un patrimoine assez conséquent, notamment 1 650 acres de terre, qu’elle consacra en partie à l’avancement intellectuel et culturel de ses concitoyens.

Madame Farrand considéra que la meilleure façon d’honorer la mémoire de son défunt époux serait de financer l’érection d’une bibliothèque publique à Knowlton : « Desiring as I do most earnestly to perpetuate for all time the name and memory of my dear late husband […] I have concluded that I cannot better do so, than by devoting a portion of the means which it pleased God to give us, to the establishment of a free public library and reading room […] the whole for the diffusion of useful knowledge. »

Bibliothèque commémorative Pettes (BCP)

Bibliothèque commémorative Pettes (BCP), à Knowlton (Ville de Lac-Brome, Québec) – Ministère de la culture et des communications du Québec

Au printemps 1891, Narcissa Farrand se porta acquéreuse d’un terrain (1 500 $) sur lequel elle fit ériger un édifice (6 975 $) qui renfermerait une bibliothèque et une salle de conférence. Le 8 janvier 1894, la législature du Québec sanctionna une loi aux termes de laquelle était formée « une institution devant porter le nom de “Pettes Memorial”, se composant d’une bibliothèque publique et d’une salle de lecture, ouverte à tous les gens honnêtes et respectables, de quelque position que ce soit, sans distinction, ainsi que d’une salle de conférence annexée à cette bibliothèque pour en augmenter l’utilité et l’influence ». L’acte d’incorporation prenait soin de préciser que la bibliothèque représentait le pivot de l’entreprise, les autres éléments, accessoires, devant être développés « en ne perdant jamais de vue le but principal qui est d’acquérir et de maintenir une bibliothèque ». La bibliothèque avait pour vocation de faciliter la diffusion de « connaissances utiles en accordant gratuitement, à tous ceux qui le désirent, le droit de consulter les livres, revues et ouvrages de science et d’art ».

En mars 1894, Narcissa Farrand cédait la bibliothèque, édifice, mobilier et terrain, au conseil d’administration de la Bibliothèque commémorative Pettes (BCP). De surcroît, elle s’engageait à défrayer de son vivant le salaire du bibliothécaire (200 $ par année en 1894) et toutes les autres dépenses afférentes à l’édifice, ainsi qu’à léguer « by gift or otherwise to said trustees a capital sum which when invested, will give an annual revenue sufficient to meet such charges ». L’acte notarié stipulait que les membres du conseil d’administration devaient être « of good moral character and profess the Protestant faith». Une clause qui excluait d’emblée les francophones, tous catholiques à l’époque.

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La BCP fut inaugurée le 7 mars 1894. Elle était ouverte sept heures par jour — 8 h à 11 h , 14 h 30 à 16 h 30, 19 h à 21 h —, du lundi au vendredi. Seuls les résidants de plus de 14 ans pouvaient se prévaloir de ses services. La consultation sur place et l’emprunt de livres — un seul livre pour une période de 14 jours — étaient gratuits. Des livres que, hormis le bibliothécaire, personne n’était autorisé à manipuler ou à déplacer : « The books are not to be handled or taken from de shelves by any one except the Librarian » (article 10 des règlements).

Catalogue de la Petes Memorial Library en 1898

Catalogue (List of Books) de la Pettes Memorial Library en 1898 – Internet Archives (Digital Library of Free Books)

Au cours des dix mois qui suivirent l’inauguration, la bibliothèque prêta 1 050 livres à 225 abonnés. La fiction représentait environ 50 % des livres empruntés. L’année suivante, le prêt déclina quelque peu : 992 livres empruntés en 12 mois, dont 65% de fiction, par 205 abonnés. Une baisse partiellement « due to the illness and subsequent death of our late librarian [M. George Russell Cleveland], necessitating the closing of the building for some few days ».

En 1898, la bibliothèque fit paraître un premier catalogue, List of books in the Pettes Memorial Library, unilingue anglais — la population de Knowlton était alors presque totalement de langue anglaise —, qui listait 685 titres de livres et huit titres de périodiques. Un ouvrage empreint d’amateurisme : aucun classement alphabétique au titre ou à l’auteur, titres incomplets, nom patronymique des auteurs sans leur prénom, fautes orthographiques, absence de tout système classificatoire apte à faciliter la localisation des livres sur les rayons, etc. En fait, un document qui se bornait à présenter des titres regroupés pêle-mêle sous 28 rubriques.

Il est par ailleurs étonnant de constater que le catalogue d’une bibliothèque située en milieu rural, où l’agriculture constituait le moteur de l’économie, ne contienne que sept titres traitant d’agriculture. D’autant plus que, pour l’ensemble du Québec, la classe des agriculteurs anglophones était, durant la décennie 1890-1900, alphabétisée à 93,5 %.

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Les problèmes financiers affligèrent la BCP durant des décennies. Tributaire de la libéralité citoyenne, sa pérennité n’était jamais assurée. Les administrateurs durent solliciter régulièrement l’assistance de la population, même pour faire l’acquisition de l’équipement le plus incontournable. Toutefois, à compter de la seconde moitié de la décennie 1960, la bibliothèque connut un renouveau. Deux facteurs furent à la source de cet essor : l’embauche d’une bibliothécaire diplômée, madame Catherine Fraser, et l’accroissement du soutien financier de la municipalité et du gouvernement du Québec.

En l’espace d’un an, le nombre de livres prêtés passa de 6 855 (1966) à 11 390 (1967), une hausse de 66 %. Au cours des cinq années qui avaient précédé l’arrivée de la bibliothécaire (1962-1966), la moyenne annuelle du nombre de livres empruntés avait été de 5 212, alors qu’elle serait de 15 250 entre 1968 et 1972 ; une augmentation de 192 %.

L’amélioration de la situation financière de l’établissement permit entre autres de bonifier l’offre documentaire en langue française. Conséquemment, de 1968 à 1982, le prêt de livres en français fut multiplié par 17 (de 422 à 7 144), alors que celui pour l’ensemble de la bibliothèque ne l’était que par 1,42 (de 14 256 à 20 288).

Prêt de livres (1894-1980)
Année Emprunts Année Emprunts
1894 (10 mois) 1 050 1935 8 458
1895 992 1940 9 053
1901 1 295 1958 2 565
1915 3 646 1960 3 501
1920 4 506 1965 4 961
1925 7 289 1970 14 613
1930 7 164 1975 19 678
1980 19 021

 

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Comme nous l’avons mentionné précédemment, l’acte notarié de 1894, qui transférait de Narcissa Farrand au conseil d’administration de la BCP les actifs de l’institution, stipulait que les sept administrateurs cooptés devaient être « of good moral character and profess the Protestant faith ». Il était d’ailleurs assez fréquent à l’époque que des documents légaux renferment ce type de clause discriminatoire à l’égard des francophones (catholiques).

Le 27 juin 1975, le gouvernement libéral de Robert Bourassa fit adopter par l’Assemblée nationale du Québec la Charte des droits et libertés de la personne ; une loi quasi constitutionnelle entrée en vigueur le 28 juin 1976. La liberté de religion est une des libertés fondamentales protégées par la Charte : « Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association. » Par conséquent, un citoyen ne saurait subir quelque préjudice en raison de ses croyances religieuses. De surcroît, la charte prescrit que : « Nul ne peut, dans un acte juridique, stipuler une clause comportant discrimination […] une telle clause est sans effet. » (1975, c. a. 13)

Fin 1977, une réunion du conseil d’administration de la BCP eut lieu au cours de laquelle il fut résolu, afin de se conformer à la Charte, « that the Chairman should be asked to approach a suitable French speaking Roman Catholic person to fill the vacancy on the Board ». Quatre-vingt-trois ans après son ouverture, la bibliothèque acceptait au sein de son conseil un premier administrateur non protestant et francophone.

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En dépit des défis de tous ordres qu’elle dut relever tout au long de son existence, la BCP célébra en 1994 son 100e anniversaire. Elle est toujours en activité. Un monument à la résilience de ses bienfaiteurs, bénévoles, administrateurs, bibliothécaires et commis.

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Statistiques 2017
Information Valeur
Population desservie 5 567 habitants
Superficie (rapport à la norme) 87,28 %
Heures d’ouverture 34 heures/semaine
Usagers inscrits 1 990
% de la population inscrite 35,7 %
Nombre de documents (tous supports) 30 390
Livres imprimés 27 896
Livres numériques 1 289
Prêts (tous les documents) 25 574
Prêts (documents numériques) 548

 

[1] Sur le site web de la Bibliothèque commémorative Pettes, on la qualifie de
« Première bibliothèque publique du Québec ». Ce qui n’est pas exact. Elle peut néanmoins s’enorgueillir d’être la première bibliothèque publique et gratuite à avoir été créée en milieu rural au Québec.


Vous retrouverez le début de cette chronique dans l’infolettre spéciale de l’ASTED du 25 décembre 2018 (Cadeau de Noël : capsule historique # 5). Elle est également parue sous forme d’article sur la page Facebook de l’ASTED : Capsule historique # 5.
Si vous avez des idées de capsules historiques à nous communiquer, prière d’envoyer un courriel à Fabrice Marcoux, chargé de projets spéciaux à l’ASTED.

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