Question au sujet de l’établissement de la bibliothèque publique à Québec.
À quoi servira à la ville de Montréal, & quel avantage pourra-t-elle en retirer […] puisque la Bibliothèque sera établie à Québec ? Ne seroit-il pas plus convenable que chaque parti en établît une dans sa Ville.
Anonyme
(17 février 1779)
Toutefois, les Montréalais durent attendre 17 ans avant qu’une bibliothèque de souscription ne fût établie dans leur ville. À la différence de ce qui s’était passé à Québec, le projet de bibliothèque à Montréal ne fut pas impulsé par le pouvoir politique colonial mais par l’action concertée d’un petit groupe de marchands, de politiciens et d’hommes de loi.
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En 1779, outre la Bibliothèque de Québec, d’autres bibliothèques de souscription existaient déjà en Amérique : la Library Company of Philadelphia, fondée par Benjamin Franklin en 1731 — la première du genre aux États-Unis, ; la Redwood Library & Athenaeum (1747) et la Providence Athenaeum (1753), dans le Rhode Island; la Charleston Library Society (1748), en Caroline du Sud ; et la New York Society Library (1754). En 1775, on en dénombrait une vingtaine en Grande-Bretagne.
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Le 7 mars 1796, se réunirent au Dillon’s Coffee House — l’auberge de l’artiste-peintre Richard Dillon, sise dans un bâtiment riverain de la Place-d’Armes — un groupe de souscripteurs qui débattirent et adoptèrent « les règles pour la conduite & direction » d’une bibliothèque de souscription bilingue ouverte au public, la Bibliothèque de Montréal / Montreal Library.
L’assemblée procéda à l’élection du comité de direction : Pierre-Louis Panet, avocat, député, juge de la Cour du banc du roi et seigneur d’Argenteuil ; James Walker, juge de la Cour du banc du roi à Montréal ; Louis-Charles Foucher, solliciteur général du Bas-Canada et, plus tard, juge du banc du roi ; James McGill, marchand de fourrures, député à l’Assemblée du Bas-Canada, membre du Conseil exécutif et philanthrope bien en vue ; et un certain Robert Jones. « Les Directeurs seront chargés de l’Achat des Livres [et] du soin de pourvoir à leur logement & entretien, ils choisiront un Bibliothécaire, feront exécuter les Réglemens & pourront convoquer l’Assemblée des Propriétaires toutes fois qu’ils le jugeront nécessaire. »
Pour financer la bibliothèque, une société par actions fut constituée (les actionnaires-propriétaires) — 125 titres d’une valeur de 10 £ chacun.
En mai, la nouvelle institution entama ses opérations à raison de 15 heures par semaine : de 10 heures à 15 heures les mardis, mercredis et samedis. Les abonnés non-actionnaires devaient débourser « cinq Piastres pour une année & trois Piastres pour une demie année ».
En 1797, la bibliothèque possédait 1 558 volumes. Au début du XIXe siècle, seulement 40 des 168 membres inscrits avaient des patronymes francophones.
En 1819, 71 notables (13 francophones) — la « Compagnie des Propriétaires de la Bibliothèque de Montréal » — réclamèrent et obtinrent de la Chambre d’Assemblée du Bas-Canada qu’on lui concède un terrain situé rue Notre-Dame. En retour, ils s’engageaient à y faire construire dans les cinq ans « une Bibliothèque publique à leurs propres frais ». Parmi les signataires de la requête : Louis-Joseph Papineau — le seigneur de Montebello —, le personnage politique québécois le plus important du XIXe siècle; John Molson, député de Montréal-Est, homme d’affaires fondateur de la brasserie Molson (1786); le marchand de fourrures David David, le premier Juif né dans la province de Québec; Austin Cuvillier, député de Huntingdon, lié au Parti canadien et l’un des fondateurs de la Banque de Montréal; Jacques-Philippe Saveuse de Beaujeu, Seigneur de Soulanges et de la Nouvelle-Longueuil; Louis Guy, juge de paix, notaire, marchand et propriétaire foncier, décoré de la médaille de la bataille de Châteauguay; Thomas McCord, député de Bedford, marchand, juge de paix — il fut l’un des principaux artisans d’une loi adoptée par le Parlement (1818) visant à doter Montréal d’un service de police.
Le projet n’aboutit pas.
La bibliothèque logeait alors dans une aile du rez-de-chaussée du Mansion House Hotel, qui se dressait à l’angle sud-ouest des rues Saint-Paul et Bonsecours — à l’emplacement de l’actuel Marché Bonsecours (1847) ; il était réputé être le plus luxueux de Montréal; John Molson en était le propriétaire depuis 1815.
Le 16 mars 1821, le Mansion House Hotel était ravagé par les flammes; l’on parvint toutefois à sauver la presque totalité des livres de la bibliothèque. Avant même l’incendie, les propriétaires avaient informé le public que l’institution s’apprêtait à déménager dans la chapelle méthodiste wesleyenne sise dans la « petite rue Saint-Joseph » (aujourd’hui Saint-Sulpice), sur l’emplacement de l’actuelle chapelle du Sacré-Cœur de la basilique Notre-Dame. Elle rouvrit à cet endroit le 11 juin. Le bâtiment abritait également un café, « The Exchange » — un ancêtre de la Bourse de Montréal (1874) —, et « The News Room », une salle de lecture offrant des revues et des périodiques.
Comme en fait foi le catalogue de 1824, la BM, à l’instar de la Bibliothèque de Québec, mettait à la disposition des souscripteurs des oeuvres en français d’auteurs des Lumières — la plupart prohibées par le clergé : Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Condillac, Mably, Locke, Condorcet, Marmontel, etc. Dans la partie française du catalogue, la littérature y était fortement représentée : 48,6 % (234) des titres. Et de ceux-ci, 68,8 % (161) étaient de la plume d’auteurs français, contre 12 % (28) d’auteurs anglais. On y trouvait aussi des titres littéraires d’écrivains allemands, espagnols, flamands, grecs, italiens, etc.
L’institution était alors aux prises avec de sérieuses difficultés financières. Le comité de direction résolut de s’en départir. Le 15 mars 1828, elle fut vendue aux enchères pour la somme de 1 259£ à John Try, un architecte qui siégeait au conseil d’administration de la Banque de Monréal. Constituée en une nouvelle compagnie, elle rouvrit le 7 avril de la même année. Le prix de la souscription annuelle fut fixé à 5 $.
En mai 1837, la BM élut domicile dans les locaux de la Natural History Society of Montreal (1827-1925?), située du côté sud de la « petite rue Saint-Jacques », à l’est de la rue Saint-Laurent.
Au printemps 1843, la firme J.&J. Leeming informait le public qu’elle avait reçu le mandat de vendre à l’encan « toute la collection splendide de livres » de la BM. Selon le catalogue de 1842, rédigé en anglais seulement, la bibliothèque comptait alors 2 720 titres. Y dominaient les romans (700 titres) ; venaient ensuite les ouvrages d’histoire (443), de belles-lettres (379) et de voyages (299). Au cours des ans, elle s’était anglicisée : alors qu’en 1797 les livres en français représentaient 47 % de la collection (25 % en 1824 ) et ceux en anglais 53 %, 45 ans plus tard les ouvrages en langue française ne constituaient plus que 17 % (471) de la collection contre 83 % (2 249) pour ceux en anglais.
En 1844, près de 50 ans après son ouverture, la BM était achetée pour la somme de 180 £ par la Mercantile Library Association of Montreal (1841-1885) — installée début 1843 au Marché Sainte-Anne sur la Place d’Youville, elle élirait ensuite domicile rue Saint-Joseph (Saint-Sulpice) —, et cessait d’exister en tant que bibliothèque de souscription ouverte au public.
Au fil des ans, la BM avait fait paraître cinq catalogues des livres qu’elle possédait : bilingues en 1797, 1811 et 1824; unilingues anglais en 1833 et 1842. Des publications rédigées sans grandes considérations taxinomiques.
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Nous ne connaissons pas le profil sociologique des utilisateurs des bibliothèques de souscription fondées à Québec et à Montréal au XVIIIe siècle. Des notables? Des fonctionnaires? Des jeunes? Des étudiants? Des marchands?
Nous savons toutefois que le jeune Louis-Joseph Papineau, un esprit féru de connaissances, recourait à la Bibliothèque de Québec alors qu’il étudiait au petit séminaire de Québec. Ce qui lui permettait d’avoir accès à des ouvrages d’histoire et de géographie que ne possédait pas le séminaire.
* Anonymat et pseudonymat étaient utilisés dans la Gazette littéraire de Montréal, et ce, afin de protéger les auteurs de possibles représailles
Vous retrouverez le début de cette chronique dans l’infolettre de l’ASTED du 16 août 2018 (Vol. 8, no. 2). Elle est également parue sous forme d’article sur la page Facebook de l’ASTED : Capsule historique # 3.
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