La bibliothèque gratuite Haskell : la seule bibliothèque publique transfrontalière et binationale au monde 

31 mai 2019

François Séguin

La Fédération des milieux documentaires est heureuse de vous présenter la huitième capsule de la série historique sur les milieux documentaires au Québec. Permettez-nous de vous présenter à nouveau Monsieur François Séguin, qui a inauguré cette série avec une capsule sur la bibliothèque de Maisonneuve, dont il fut responsable pendant 25 ans. Il traite ici d’un sujet abordé dans son livre : D’obscurantisme et de lumières : La bibliothèque publique au Québec, des origines au 21e siècle (Hurtubise, 2016, 655 p.), qui vient de recevoir le Prix Founders, Meilleur livre, Anthologie en français 2018 de l’Association canadienne d’histoire de l’éducation (CHEACHÉ).

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Au début des années 1900, une mécène québécoise et son fils américain firent don aux citoyens de deux villages des Cantons-de-l’Est, Stanstead Plain et Rock Island, et à ceux de Derby Line au Vermont, d’une bibliothèque unique au monde : assise sur la frontière canado-américaine, elle a pour vocation de desservir gratuitement des clientèles des deux pays.

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En 1783, en vertu du traité de Versailles, l’Angleterre reconnaissait l’indépendance des États-Unis et leur cédait tous les territoires qu’elle possédait à l’est du Mississippi, sauf le Canada. À la fin du 18e siècle et au début du 19e, des colons originaires de la Nouvelle-Angleterre, loyaux à la Couronne britannique, quittèrent la nouvelle république des États-Unis et vinrent s’établir en assez grand nombre dans la région des Cantons-de-l’Est limitrophe du comté d’Orleans au Vermont. Des villages furent créés, dont Stanstead Plain dans les années 1790. 

L’Acte de Québec (1774) avait fixé « à un point sous les quarante-cinq degrés de latitude Nord » la frontière sud du Canada. Toutefois, en 1772, l’équipe d’arpenteurs mandatée par les autorités coloniales —  le voisin méridional du Québec était encore sous la férule de la Grande-Bretagne — pour tracer cette frontière avait commis d’importantes erreurs de calcul : il en résultait que la ligne de démarcation entre les Cantons-de-l’Est et le Vermont passait à certains endroits au nord du quarante-cinquième parallèle. Bref, le Québec perdait du territoire.

En 1842, les États-Unis et l’Angleterre ratifièrent le traité Webster-Ashburton qui pérennisait le tracé inexact de la frontière.   

Contigu à Rock Island (Qc), Derby Line (Vermont), pourtant situé au nord du quarante-cinquième parallèle (45°0’17.98″ N), resterait définitivement américain. N’eût été des  inexactitudes d’arpentage, les villages de Derby Line et Stanstead  — Stanstead est issu de la fusion en 1955 de Stanstead Plain, Rock Island et Beebe Plain (Qc) — n’en formeraient  qu’un seul (québécois). Vu ces erreurs et le traité Webster-Ashburton, la frontière canado-américaine coupait définitivement en deux le village de Stanstead/Derby Line.    

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Martha  M. Stewart, qui était  née  à  Beebe  Plain (Qc), épousa  en 1851 Carlos Freeman Haskell, natif de  Rock Island (Qc). Le  couple s’établit  à  Derby  Line (Vermont) , mais Carlos conduisit  de  lucratives affaires des deux  côtés de  la frontière. Ils eurent un fils, Horace, Vermontois de  naissance. Lorsque  Carlos mourut prématurément dans la  jeune quarantaine, il  légua  à  son épouse  et à son fils un coquet héritage. En sus, Martha hérita  de  son père  une  petite fortune.

Le 2 mai 1901, le Stanstead Journal informait ses lecteurs que « Mrs. M.M. Haskell and Col. H.S. Haskell purpose erecting a library building » qu’ils offriraient à titre gracieux aux Rockinsulaires, aux Stansteadois et aux résidants de Derby Line. « The institution will be properly endowed, the only concession asked for being that the property be exempted from taxation forever », soulignait par ailleurs l’article.   

La bibliothèque serait érigée directement sur la frontière canado-américaine, et ce, afin de faciliter son utilisation par la population frontalière et de souligner les liens d’amitié unissant les communautés vivant de part et d’autre de la frontière. L’édifice, de style victorien, qui abriterait aussi une salle d’opéra, s’appellerait « Haskell Free Library and Opera House » en souvenir de feu Carlos F. Haskell.

Les travaux de construction débutèrent fin 1901. L’entreprise fut binationale : les architectes étaient québécois (James Ball, natif de Rock Island) et bostonnais (Gilbert Smith) ; l’entrepreneur (Nathan Beach), un Étatsunien vétéran de la guerre de Sécession, résidait à Georgeville dans les Cantons-de-l’Est ; les matériaux provenaient des deux pays, mais surtout du Québec ; etc. Le gros des travaux furent complétés en 1904, au coût de plus de 50 000 $, une somme conséquente à l’époque.

L’Opera House, conçue pour accueillir des pièces de théâtre et des concerts, fut inaugurée le 7 juin 1904. La bibliothèque n’était toutefois pas encore en mesure d’ouvrir ses portes au public : ses rayons étaient vides. Le colonel Haskell se rendit donc à Boston et à New York afin de résoudre le problème. Le voyage porta ses fruits : de retour à la mi-décembre, il informa le journal local qu’il avait « completed the purchase of books for the library ».

En février 1905, la bibliothèque put enfin ouvrir ses portes (5 jours par semaine).

Au moment de son décès en 1906, Martha Stewart valait au minimum 130 000$. Elle et son fils étaient  les seuls propriétaires de la bibliothèque. En 1908, Horace s’engagea à transférer la propriété de la bibliothèque à une corporation autonome et, pour la mettre à l’abri, à la doter d’un fonds de 50 000 $. Mais à certaines conditions, notamment : « That the Haskell Free Library shall be forever maintained a Free Public Library to the inhabitants of the village of Derby Line […] and also to the inhabitants of the villages of Rock Island and Sanstead Plain […] in the Province of Quebec, Canada [et que] the Opera House and other property herein granted be forever managed and used for the support and maintenance of said Haskell Library. »

Bien qu’elle se trouvât à 60% en territoire québécois, la Bibliothèque gratuite Haskell (BGH)   fut néanmoins incorporée en vertu des lois du Vermont. Aux termes de sa charte, elle devait être administrée par un conseil de sept membres, « the majority of whom shall be citizens of the United States of America, and four of whom must be residents of the villages of Derby  Line, Vermont, and Rock  Island and Stanstead Plain, Canada » (art. 1)

Bibliothèque gratuite et salle d’opéra Haskell
(Source : Répertoire du patrimoine culturel du Québec.
Ministère de la Culture et des Communications)

Le premier bibliothécaire, Ora Carpenter,  un cousin du colonel Haskell, entra en fonction en 1907. Tout à la fois responsable, concierge, membre du conseil d’administration et secrétaire-trésorier de la BGH, il demeura en poste durant 25 ans. Il mourut le 7 mai 1932 ; ses funérailles eurent lieu dans la bibliothèque, son second chez-soi. De 1932 à la fin du siècle, sept bibliothécaires en chef se succédèrent à la tête de l’institution.

En raison de  son emplacement, à  cheval sur la frontière  canado-américaine, la  BGH  est hors du commun : les collections et le  comptoir du prêt sont  en territoire  québécois, alors que l’entrée  est au Vermont. D’aucuns affirment d’ailleurs à  la blague  que  la Haskell  est la  seule bibliothèque  publique  étatsunienne  à  ne  contenir  aucun livre  et la  seule bibliothèque  québécoise à ne  pas disposer  de  porte  d’entrée! Quant à la  salle  de  lecture —  la Kenneth Baldwin International Room —,   elle est à moitié  américaine, à  moitié  québécoise.

La  bibliothèque  possède  deux  adresses, l’une  au Vermont, l’autre  au Québec. Elle doit gérer deux  registres de  paies. Les pénalités (documents perdus, endommagés, en retard, etc.) peuvent être  payées en argent américain ou canadien. Les services sont  offerts en anglais et en français. La  Haskell  achète son mazout et son électricité  là où les prix  sont  les meilleurs ; en général au Vermont pour le  mazout et au Québec  pour  l’électricité.

L’entrée  de  la salle  de  spectacles, l’Opera  House, se  trouve  du côté américain de la frontière, mais la  scène  et la  moitié  des quatre  cents places sont  situés au Canada; de sorte que des spectateurs assis aux  États-Unis assistent à  des représentations qui  se  déroulent au Canada.

Dans les années 1970, un incendie se  déclara  dans la  bibliothèque, ce  qui entraîna un imbroglio juridique entre  les deux  sociétés, l’une  canadienne, l’autre  américaine, qui assuraient chacune  une  portion de la Bibliothèque. Après moult  négociations, il  fut finalement arrêté que  l’incendie avait  pris naissance  du côté américain de l’édifice. Afin d’éviter qu’une  telle situation ne  se  reproduise, une ligne  noire, qui suit  la frontière  entre  les deux  pays, fut tracée  d’un  bout à l’autre  de  la salle  de lecture. Cette  ligne  devint  peu à  peu une  attraction touristique.

La  bibliothèque  fit construire  une  cage  d’ascenseur et installer  des extincteurs automatiques d’incendie au début des années 1990. Pour se  conformer  aux  lois du travail américaines et canadiennes, et éviter  des tracasseries syndicales, elle  dut faire  appel aux  services d’entrepreneurs des deux  pays : il eût été illégal que des travailleurs américains effectuent des travaux  du côté canadien du bâtiment, et vice-versa.

En 1974, lors de  la crise  pétrolière, les États-Unis adoptèrent l’heure  d’été (avancée) alors que  le Canada  maintint l’heure  normale de  l’Est. Un embrouillamini  risquait  de s’ensuivre. Dans la  salle  de  lecture, l’heure  serait  différente selon l’endroit où on se trouverait. L’horloge  au comptoir du prêt (au Québec) serait  en retard d’une  heure  par rapport à  celle  à l’entrée  (au Vermont)!  En fin de journée, les lumières de  la section américaine de  la salle  de lecture  seraient déjà éteintes depuis une  heure  lorsqu’on fermerait  le comptoir du prêt! La solution : il fut diplomatiquement résolu que  la bibliothèque  vive dans sa propre  zone  horaire, à mi-chemin entre  celles  des États-Unis et du Canada.

L’emplacement de la BGH est de nature à occasionner des maux de tête  aux agences canadienne et américaine de surveillance de la frontière. Ainsi, en septembre 2018, un Montréalais a été condamné par la cour fédérale de Burlington au Vermont à 4 ans et 3 mois de prison pour avoir introduit une centaine d’armes de poing au Canada. Une complice américaine se procurait des armes à feu auprès de marchands floridiens, rencontrait son complice canadien dans la BGH, et, moyennant une somme d’argent, lui remettait les armes. Une activité pas vraiment en phase avec la mission de la bibliothèque publique!

Au début de la  Seconde  Guerre  mondiale, le  gouvernement américain accorda, en raison de  son emplacement unique, le  statut  de  territoire  neutre  à  la Haskell  Free  Libray  and Opera House  ; un statut qu’elle  possède  toujours et qui  équivaut à  celui  d’ambassade. En 1976, elle  fut inscrite  au registre  national des lieux  historiques du département américain de l’Intérieur. En 1977, le Québec  homologua  le bâtiment «  immeuble patrimonial  ». En 1985, ce  fut au tour de  la Commission des lieux  et monuments historiques du Canada  de  le classer site historique  national.

La bibliothèque Haskell a été donnée comme exemple de la bonne entente et de l’amitié canado-américaines par le président Barack Obama lors d’une visite officielle à Washington du premier ministre canadien Justin Trudeau le 10 février 2016.

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Une situation comparable à celle de la BGH ne risque pas de se reproduire : la Commission de la frontière internationale, constituée en 1925 en vertu du traité de Washington signé entre le Canada et les États-Unis, interdit toute construction directement sur la frontière.