François Séguin
La Fédération des milieux documentaires est heureuse de vous présenter la huitième capsule de la série historique sur les milieux documentaires au Québec. Permettez-nous de vous présenter à nouveau Monsieur François Séguin, qui a inauguré cette série avec une capsule sur la bibliothèque de Maisonneuve, dont il fut responsable pendant 25 ans. Il traite ici d’un sujet abordé dans son livre : D’obscurantisme et de lumières : La bibliothèque publique au Québec, des origines au 21e siècle (Hurtubise, 2016, 655 p.), qui vient de recevoir le Prix Founders, Meilleur livre, Anthologie en français 2018 de l’Association canadienne d’histoire de l’éducation (CHEACHÉ).
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Au début des années 1900, une mécène québécoise et son fils américain firent don aux citoyens de deux villages des Cantons-de-l’Est, Stanstead Plain et Rock Island, et à ceux de Derby Line au Vermont, d’une bibliothèque unique au monde : assise sur la frontière canado-américaine, elle a pour vocation de desservir gratuitement des clientèles des deux pays.
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En 1783, en vertu du traité de Versailles, l’Angleterre reconnaissait l’indépendance des États-Unis et leur cédait tous les territoires qu’elle possédait à l’est du Mississippi, sauf le Canada. À la fin du 18e siècle et au début du 19e, des colons originaires de la Nouvelle-Angleterre, loyaux à la Couronne britannique, quittèrent la nouvelle république des États-Unis et vinrent s’établir en assez grand nombre dans la région des Cantons-de-l’Est limitrophe du comté d’Orleans au Vermont. Des villages furent créés, dont Stanstead Plain dans les années 1790.
L’Acte de Québec (1774) avait fixé « à un point sous les quarante-cinq degrés de latitude Nord » la frontière sud du Canada. Toutefois, en 1772, l’équipe d’arpenteurs mandatée par les autorités coloniales — le voisin méridional du Québec était encore sous la férule de la Grande-Bretagne — pour tracer cette frontière avait commis d’importantes erreurs de calcul : il en résultait que la ligne de démarcation entre les Cantons-de-l’Est et le Vermont passait à certains endroits au nord du quarante-cinquième parallèle. Bref, le Québec perdait du territoire.
En 1842, les États-Unis et l’Angleterre ratifièrent le traité Webster-Ashburton qui pérennisait le tracé inexact de la frontière.
Contigu à Rock Island (Qc), Derby Line (Vermont), pourtant situé au nord du quarante-cinquième parallèle (45°0’17.98″ N), resterait définitivement américain. N’eût été des inexactitudes d’arpentage, les villages de Derby Line et Stanstead — Stanstead est issu de la fusion en 1955 de Stanstead Plain, Rock Island et Beebe Plain (Qc) — n’en formeraient qu’un seul (québécois). Vu ces erreurs et le traité Webster-Ashburton, la frontière canado-américaine coupait définitivement en deux le village de Stanstead/Derby Line.
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Martha M. Stewart, qui était née à Beebe Plain (Qc), épousa en 1851 Carlos Freeman Haskell, natif de Rock Island (Qc). Le couple s’établit à Derby Line (Vermont) , mais Carlos conduisit de lucratives affaires des deux côtés de la frontière. Ils eurent un fils, Horace, Vermontois de naissance. Lorsque Carlos mourut prématurément dans la jeune quarantaine, il légua à son épouse et à son fils un coquet héritage. En sus, Martha hérita de son père une petite fortune.
Le 2 mai 1901, le Stanstead Journal informait ses lecteurs que « Mrs. M.M. Haskell and Col. H.S. Haskell purpose erecting a library building » qu’ils offriraient à titre gracieux aux Rockinsulaires, aux Stansteadois et aux résidants de Derby Line. « The institution will be properly endowed, the only concession asked for being that the property be exempted from taxation forever », soulignait par ailleurs l’article.
La bibliothèque serait érigée directement sur la frontière canado-américaine, et ce, afin de faciliter son utilisation par la population frontalière et de souligner les liens d’amitié unissant les communautés vivant de part et d’autre de la frontière. L’édifice, de style victorien, qui abriterait aussi une salle d’opéra, s’appellerait « Haskell Free Library and Opera House » en souvenir de feu Carlos F. Haskell.
Les travaux de construction débutèrent fin 1901. L’entreprise fut binationale : les architectes étaient québécois (James Ball, natif de Rock Island) et bostonnais (Gilbert Smith) ; l’entrepreneur (Nathan Beach), un Étatsunien vétéran de la guerre de Sécession, résidait à Georgeville dans les Cantons-de-l’Est ; les matériaux provenaient des deux pays, mais surtout du Québec ; etc. Le gros des travaux furent complétés en 1904, au coût de plus de 50 000 $, une somme conséquente à l’époque.
L’Opera House, conçue pour accueillir des pièces de théâtre et des concerts, fut inaugurée le 7 juin 1904. La bibliothèque n’était toutefois pas encore en mesure d’ouvrir ses portes au public : ses rayons étaient vides. Le colonel Haskell se rendit donc à Boston et à New York afin de résoudre le problème. Le voyage porta ses fruits : de retour à la mi-décembre, il informa le journal local qu’il avait « completed the purchase of books for the library ».
En février 1905, la bibliothèque put enfin ouvrir ses portes (5 jours par semaine).
Au moment de son décès en 1906, Martha Stewart valait au minimum 130 000$. Elle et son fils étaient les seuls propriétaires de la bibliothèque. En 1908, Horace s’engagea à transférer la propriété de la bibliothèque à une corporation autonome et, pour la mettre à l’abri, à la doter d’un fonds de 50 000 $. Mais à certaines conditions, notamment : « That the Haskell Free Library shall be forever maintained a Free Public Library to the inhabitants of the village of Derby Line […] and also to the inhabitants of the villages of Rock Island and Sanstead Plain […] in the Province of Quebec, Canada [et que] the Opera House and other property herein granted be forever managed and used for the support and maintenance of said Haskell Library. »
Bien qu’elle se trouvât à 60% en territoire québécois, la Bibliothèque gratuite Haskell (BGH) fut néanmoins incorporée en vertu des lois du Vermont. Aux termes de sa charte, elle devait être administrée par un conseil de sept membres, « the majority of whom shall be citizens of the United States of America, and four of whom must be residents of the villages of Derby Line, Vermont, and Rock Island and Stanstead Plain, Canada » (art. 1)
Le premier bibliothécaire, Ora Carpenter, un cousin du colonel Haskell, entra en fonction en 1907. Tout à la fois responsable, concierge, membre du conseil d’administration et secrétaire-trésorier de la BGH, il demeura en poste durant 25 ans. Il mourut le 7 mai 1932 ; ses funérailles eurent lieu dans la bibliothèque, son second chez-soi. De 1932 à la fin du siècle, sept bibliothécaires en chef se succédèrent à la tête de l’institution.
En raison de son emplacement, à cheval sur la frontière canado-américaine, la BGH est hors du commun : les collections et le comptoir du prêt sont en territoire québécois, alors que l’entrée est au Vermont. D’aucuns affirment d’ailleurs à la blague que la Haskell est la seule bibliothèque publique étatsunienne à ne contenir aucun livre et la seule bibliothèque québécoise à ne pas disposer de porte d’entrée! Quant à la salle de lecture — la Kenneth Baldwin International Room —, elle est à moitié américaine, à moitié québécoise.
La bibliothèque possède deux adresses, l’une au Vermont, l’autre au Québec. Elle doit gérer deux registres de paies. Les pénalités (documents perdus, endommagés, en retard, etc.) peuvent être payées en argent américain ou canadien. Les services sont offerts en anglais et en français. La Haskell achète son mazout et son électricité là où les prix sont les meilleurs ; en général au Vermont pour le mazout et au Québec pour l’électricité.
L’entrée de la salle de spectacles, l’Opera House, se trouve du côté américain de la frontière, mais la scène et la moitié des quatre cents places sont situés au Canada; de sorte que des spectateurs assis aux États-Unis assistent à des représentations qui se déroulent au Canada.
Dans les années 1970, un incendie se déclara dans la bibliothèque, ce qui entraîna un imbroglio juridique entre les deux sociétés, l’une canadienne, l’autre américaine, qui assuraient chacune une portion de la Bibliothèque. Après moult négociations, il fut finalement arrêté que l’incendie avait pris naissance du côté américain de l’édifice. Afin d’éviter qu’une telle situation ne se reproduise, une ligne noire, qui suit la frontière entre les deux pays, fut tracée d’un bout à l’autre de la salle de lecture. Cette ligne devint peu à peu une attraction touristique.
La bibliothèque fit construire une cage d’ascenseur et installer des extincteurs automatiques d’incendie au début des années 1990. Pour se conformer aux lois du travail américaines et canadiennes, et éviter des tracasseries syndicales, elle dut faire appel aux services d’entrepreneurs des deux pays : il eût été illégal que des travailleurs américains effectuent des travaux du côté canadien du bâtiment, et vice-versa.
En 1974, lors de la crise pétrolière, les États-Unis adoptèrent l’heure d’été (avancée) alors que le Canada maintint l’heure normale de l’Est. Un embrouillamini risquait de s’ensuivre. Dans la salle de lecture, l’heure serait différente selon l’endroit où on se trouverait. L’horloge au comptoir du prêt (au Québec) serait en retard d’une heure par rapport à celle à l’entrée (au Vermont)! En fin de journée, les lumières de la section américaine de la salle de lecture seraient déjà éteintes depuis une heure lorsqu’on fermerait le comptoir du prêt! La solution : il fut diplomatiquement résolu que la bibliothèque vive dans sa propre zone horaire, à mi-chemin entre celles des États-Unis et du Canada.
L’emplacement de la BGH est de nature à occasionner des maux de tête aux agences canadienne et américaine de surveillance de la frontière. Ainsi, en septembre 2018, un Montréalais a été condamné par la cour fédérale de Burlington au Vermont à 4 ans et 3 mois de prison pour avoir introduit une centaine d’armes de poing au Canada. Une complice américaine se procurait des armes à feu auprès de marchands floridiens, rencontrait son complice canadien dans la BGH, et, moyennant une somme d’argent, lui remettait les armes. Une activité pas vraiment en phase avec la mission de la bibliothèque publique!
Au début de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement américain accorda, en raison de son emplacement unique, le statut de territoire neutre à la Haskell Free Libray and Opera House ; un statut qu’elle possède toujours et qui équivaut à celui d’ambassade. En 1976, elle fut inscrite au registre national des lieux historiques du département américain de l’Intérieur. En 1977, le Québec homologua le bâtiment « immeuble patrimonial ». En 1985, ce fut au tour de la Commission des lieux et monuments historiques du Canada de le classer site historique national.
La bibliothèque Haskell a été donnée comme exemple de la bonne entente et de l’amitié canado-américaines par le président Barack Obama lors d’une visite officielle à Washington du premier ministre canadien Justin Trudeau le 10 février 2016.
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Une situation comparable à celle de la BGH ne risque pas de se reproduire : la Commission de la frontière internationale, constituée en 1925 en vertu du traité de Washington signé entre le Canada et les États-Unis, interdit toute construction directement sur la frontière.